J-PHILIPPE essaie de passer au delà des différences dans un unique message d’espoir.
Dualité du réel... et au delà. Par Jean Couteau [1]
Traduit de l’indonésien par J-Philippe.
Que voit-on en premier ? Ce pourrait être une sorte de brouillard, qui nous emporte dans un monde irréel, un monde fait de non-dit et d’inconnu où les rêves et les émotions ont la première place. Seulement ensuite, les lignes, qui définissent peu à peu une figure humaine, apparaissent, alors que nos yeux délaissent le brouillard et sa fonction abstraite pour accepter la dure apparence de la réalité sociale balinaise. Mais parfois, c’est le contraire qui se passe. Ce sont alors les lignes qui attirent l’attention en premier, mais au moment où nous entrons dans la scène balinaise décrite, nos yeux sont aussitôt emportés dans un espace non réel fait de brouillard vers la réalité des rêves et des émotions.
Les travaux du jeune peintre français, Jean-Philippe Haure, exposés à la D Gallery du 26 février au 11 mars prochain, sont, de fait, une invitation à regarder la réalité différemment.
Traditionnellement, dans l’histoire de la figuration, la réalité sociale est représentée soit en exagérant la scène, comme à l’époque du Réalisme français du milieu du 19ième siècle, soit en modifiant les règles de représentation comme lors de la période de l’Expressionnisme. Mais l’approche de Jean-Philippe est différente. Il s’appuie sur le réel – ses figures sont issues de ses propres photographies qui sont elles-mêmes de très haute qualité – mais ils modifie ce réel de deux façons très différentes : d’une part en gardant des espaces vides pour des éléments importants de la scène, et ainsi nous laisser imaginer des parties entières non représentées de la réalité, et, d’autre part, ce qui est plus important encore, en créant cette atmosphère diffuse qui englobe la scène pour suggérer que la réalité n’est pas tout à fait réelle ou encore, qu’il y a plusieurs niveaux de lecture de cette réalité. En survolant entre ces deux pôles du ‘brouillard’ et de la ‘réalité’, Jean-Philippe semble nous dire que la perception n’est pas un acte fixe et que l’expression artistique l’est encore moins.
Il est aussi possible de faire une lecture sociale des travaux de Jean-Philippe et de les voir comme une description de la condition féminine balinaise. Ces femmes, comme il semble nous le dire, appartiennent à deux groupes. Les unes sont habillées de magnifiques costumes de dance. Elles sont belles, revêtues du charme de l’innocence. Le regard fixé au loin, elles apparaissent perdues dans des pensées intérieures, des rêves et des secrets gardés… Les autres ont l’allure et l’habillement de travailleuses. Agées et ridées, elles n’ont plus de temps pour les rêves et les secrets perdus. La beauté et la féminité les ont quittées, emportées par une dure vie laborieuse. Ces deux groupes représentent les deux faces opposées de la condition féminine balinaise.
Il faut remarquer, dans cette lecture sociale, l’absence de tout stéréotype exotique du genre de ceux qui ont eu cours chez les artistes européens qui se sont inspirés de Bali. Les ‘femmes balinaises’ de Jean-Philippe, aussi jolies soient-elles, sont exemptes de toute allusion sexuelle. Elles se tiennent visuellement en dehors de toute considération sur leur innocente virginité. Elles ne sont pas décrites comme une proie. L’attention du peintre n’est pas celle d’un prédateur. Il dépeint avec simplicité la réelle beauté de ces femmes, non cette sorte de différence exotique qui en fait un objet de fantasme sexuel. Cette attitude est plus juste que celle adoptée par la plupart des artistes européens qui l’ont précédé. Pour lui, la beauté des femmes balinaises ne doit pas prévaloir sur le regard que l’on doit se réserver afin d’en ressentir de l’empathie.
Exempt de tout stéréotype européen dans son traitement de la beauté balinaise, Jean-Philippe est aussi dégagé des normes culturelles. Lorsqu’il décrit le deuxième type de femmes balinaises, âgées, laides et défaites, il n’essaie pas de prendre une position ‘moralisante’ pour dire qu’il est indécent de voir des femmes au travail portant de lourdes charges, comme c’est à leur habitude. Pour lui, la laideur de ces femmes balinaises ne doit pas prévaloir non plus sur le regard que l’on doit garder pour elles afin de ressentir aussi de l’empathie.
En fait, ce qui caractérise l’attitude de Jean-Philippe dans son traitement de la condition sociale féminine balinaise, c’est sa totale absence de préjugé, aussi bien issu de l’époque coloniale que postcoloniale. Il semble nous dire que les femmes balinaises ont une réelle beauté, mais que cela ne procure aucun droit aux européens de les prendre comme objet sexuel au nom des différences ‘exotiques’ enracinées dans l’histoire coloniale. De la même façon, traditionnellement, les femmes balinaises âgées sont surchargées de travail, mais cela ne donne pas non plus le droit de se positionner en donneur de leçon au non de l’idéal abstrait d’un comportement civilisé. Les sociétés, c’est ce que nous montre son travail, sont constituées de personnes réelles dont les comportements et les valeurs doivent être respectés dans leurs propres intérêts. L’empathie, ou ‘l’amour’ (correspondance chrétienne de l’empathie), est la seule voie d’approche.
Il y a, de fait, quelque chose de ‘chrétien’ dans l’attitude de Jean-Philippe Haure. Non ‘chrétien’ dans le sens culturel commun, mais comme une inspiration donnant sens à un comportement quotidien. On doit noter ici que Jean-Philippe est venu en 1991 en Indonésie, non pas pour travailler, bien que diplômé de la prestigieuse Ecole Boule de Paris, mais comme jeune frère catholique, chargé de diriger une école d’art tenue par le centre catholique de Gianyar. Donc, différents des autres, il est venu pour ‘servir’, non à la recherche d’aventure ou pour faire fortune. Maintenant attaché à la région de Gianyar, il voit dans ce peuple balinais et indonésien autour de lui, non seulement des ‘balinais’ et des ‘indonésiens’, mais des frères en humanité avec qui il partage une vie ordinaire et religieuse.
Dans ce contexte, la présence de ce ‘brouillard’ apparaît dans son travail avec un sens nouveau. Jean-Philippe Haure commence toujours son travail par une peinture abstraite de couleur beige ou marron, étape que j’ai appelée ‘brouillard’, qui réduit l’effet du réalisme pour nous emporter au delà. Ce brouillard peut être interprété comme représentant ‘l’inconnaissable’ qui appartient à l’intériorité de chacun de nous et nous rend irréductiblement individuel. Il peut être aussi le rêve des danseurs ou la souffrances des ces vielles femmes. Mais à un niveau plus profond, il évoque l’au delà qui lie l’individualité, rêves et peines, et sans doute nous aussi, dans ce même Inconnaissable qui appelle à la méditation et à la prière.
Donc, pour regarder les peintures de Jean-Philippe, regardons d’abord, à sa suite, à l’intérieur de ce qu’il voit et ce qu’il décrit visuellement, et ensuite, allons vers ce qu’il ressent, puis jusqu’à ce qu’il croit, dans ces magnifiques brouillards, ou il essaie de passer au delà des différences dans un unique message d’espoir.
Please note
[1] Sociologue Français, intellectuel et critique d’art, spécialisé dans la peinture de la région d’Ubud, ayant élu domicile à Bali depuis plus de vingt ans.